Ce livre retrace les 120 ans d'existence de la société BBT (Barbier, Bénard et Turenne) en s'inspirant partiellement de la thèse de Francis Dreyer sur les constructeurs d'optiques de phares. Les leaders de cette activité furent des sociétés françaises grâce à l'invention par Augustin Fresnel de la lentille à échelons puis de l'appareil de phares moderne (phare de Cordouan en 1823). C'est d'abord une histoire d'entreprise et l'histoire de nos industries de balisage et d'optique sur plus de 100 ans. C'est aussi une saga familiale et une réflexion sur les rapports entre l'entreprise et l'Etat en France ou encore sur l'innovation et la formalisation des savoirs de l'ingénieur.
En 1939, 75% des phares maritimes de grand atterrage du monde provenait de trois sociétés françaises. La France était un grand pays industriel depuis le Second Empire et cela semblait normal. De ces trois sociétés, Henry Lepaute, horloger du roi, Sautter-Halé, issue de la banque protestante, et BBT, seule BBT devint un généraliste de l'optique puisque BBT créa progressivement des divisions pour la plupart des applications de l'optique : balisage maritime et aérien, projecteurs, armement, éclairage chirurgical avec le fameux "scialytique", instrumentation de bord marine et aviation, éclairage public, optique civile grand public, entreprise et médicale.
Dès 1907, BBT se lança dans la chaudronnerie lourde à Blanc-Misseron, près de Valenciennes - dans le Nord - pour proposer à ses clients mondiaux des systèmes complets de balisage intégrant les lanternes et les tours de phares, les pylônes, les corps de bouées rivetées puis soudées ou les bateaux feux. Vu cette implantation au cœur des bassins miniers du Nord, BBT se lança aussi dans le matériel de mines et plus tard dans les raffineries et devint l'un des ténors de la construction mécanique aux côtés des plus grands. Cette diversification fit de BBT un acteur de premier plan pour l'installation "clés en mains" des systèmes de balisage maritime des empires (Empire ottoman en 1901, Empire portugais en 1934).
En 1934, BBT racheta la filiale française de Zeiss et eut accès à la technique des meilleurs ingénieurs allemands. Dans les années 1930 furent créées les filiales pour la Belgique, les USA, le Royaume Uni, la Pologne, la Roumanie. Après-guerre d'autres sociétés virent le jour pour l'Italie, l'Espagne, le Brésil, l'Algérie. BBT était devenu un groupe international, un généraliste de l'optique. Les difficultés que connut en France le secteur des constructions mécaniques et de la chaudronnerie lourde obligèrent BBT à se séparer de Blanc-Misseron qui fut vendu en 1974 à Bignier Schmitt Laurent (BSL) pour construire des citernes en acier inoxydable. En 1981, la cession à CIT-Alcatel de la Société Parisienne des Anciens Etablissements Barbier, Bénard et Turenne marqua le début du démantèlement du groupe. CIT-Alcatel vendit les différentes branches, seule l'activité d'opto-électronique l'intéressant pour la rapprocher de Cilas-Alcatel qui oeuvrait dans les lasers.
Je montre d'abord l'émergence de cette industrie complexe de l'appareil d'optique de phares où une grande diversité de métiers étaient requis pour réaliser une fabrication qui associait mécanique de précision, taille des optiques, appareil de rotation et source lumineuse, alimenté à l'huile, au gaz et plus tard à l'électricité. Un puzzle très élaboré nécessitant de nombreux professionnels mais aussi de nombreuses machines outils spéciales complexes. Je décris également l'émergence de Barbier & Fenestre qui devient Barbier & Bénard en 1893 avec l'étude du phare de Dod qui décortique le contrat commercial d'un phare, ici pour l'Empire russe. L'histoire des concurrents historiques, Lepaute et Sautter-Harlé est également évoquée.
La suite est consacrée au contrat mer Rouge de 1901-1902, prototype des grands contrats de génie civil clés en main des empires comme l'Empire ottoman ou les empires coloniaux des nations d'Europe. Sont également décrites les innovations techniques du moment comme les tours métalliques, les cuves à mercure ou les optiques hyper radiantes censées répondre au défi de l'accélération de la vitesse des navires avec la disparition de la marine à voile. Ensuite le chapitre suivant revient sur ces innovations en examinant notamment la "théorie des feux éclairs", qui supplanteront les optiques hyper radiantes, ou l'apparition des projecteurs à anneaux catadioptriques et des signaux de brume de forte puissance.
A partir du début du XXe siècle, le monopole français des appareils de phares maritimes, déjà sérieusement écorné par les Anglais (Chance Brothers), l'est aussi par les Suédois (AGA) et les Allemands (Pintsch). AGA notamment profite du premier conflit mondial en tant que neutre pour gagner une clientèle internationale sur les Français fortement pénalisés par la guerre totale alors en cours. AGA comme Pintsch ont contourné les barrières d'entrée liées aux lourds investissements à consentir en machines spéciales de travail du verre et aux compétences à mettre en œuvre pour les ensembles mécaniques de haute précision en commercialisant de nouveau « illuminants ». Pour AGA, ce sera l'acétylène, au fort pouvoir éclairant qui gagne aussi ses lettres de noblesse en soudage. Pour Pintsch, ce sera le gaz d'huile dit "gaz Pintsch" qui connaîtra de multiples développements notamment dans les chemins de fer pour l'éclairage des voitures.
A partir de 1919, BBT va connaître une forte expansion alors que Lepaute et Sautter-Harlé vont jeter l'éponge du fait de l'arrivée des nouveaux entrants. Le premier se recentre sur la métrologie et le second se consacre à la propulsion et à l'armement pour la Marine nationale. BBT accélère avec l'appui du Service central des Phares et Balises français et bientôt crée le "gaz BBT" puis rachète la société française qui commercialise le "gaz Pintsch" dans les zones d'influence française en Afrique et Amérique du Sud notamment. En parallèle BBT crée deux nouvelles lignes de produits qui s'ajoutent au balisage maritime et aux projecteurs avec l'éclairage chirurgical (le scialytique avec le professeur Verain) et le balisage aérien avec le développement des lignes aériennes internationales où la France est pionnière comme avec la ligne mythique France-Amérique du Sud de la Cie Générale Aéropostale.
Enfin, Joseph Bénard, qui a pris les commandes de BBT en 1919, crée des filiales aux USA, en Grande Bretagne et en Belgique puis plus tard en Roumanie et Pologne, alors zones d'influence française. En 1934, il rachète Krauss, la filiale française de Zeiss Iéna, et conserve l'excellente équipe des ingénieurs allemands qui relance BBT en la faisant sortir de ses pratiques par trop routinières héritées du balisage maritime. Le groupe, qui est devenu international, se lance suite à cette acquisition dans l'instrumentation de bord marine et aviation, dans la photographie aérienne et dans les télémètres. Ici se situe l'anecdote du prototype de l'épiscope pour char de combat du Commandant Gundlach que Christian Bénard ramène de Pologne dans sa valise via Bucarest et l'Orient Express à travers l'Allemagne nazie. Cet épiscope équipera les chars des anglo-saxons à partir de 1940.
La période de l'Occupation sera difficile car les fabrications s'effondrent d'autant plus que Christian Bénard a pris sur lui, en contradiction avec la convention d'armistice signée à Rethondes en juin 1940, de cacher les en-cours de fabrication et les commandes non livrées aux armées française en juin 1940. Il s'agit d'armement, de télémètres ou d'appareils de pointage optique mais aussi de châssis de camions Citroën sur lesquels BBT monte ses ensembles de DCA pour les armées. Après un séjour en prison il reprend les commandes de l'entreprise et met à profit la période de l'Occupation pour former les personnels à l'entreprise en économie de marché, développer des aides sociales et lancer les études de recherche développement pour les futurs matériels après la Libération.
A la Libération, BBT doit se repenser car les activités de balisage aérien sont en forte baisse tout comme l'armement. La destruction par les Allemands des phares du littoral procure heureusement à BBT des marchés de renouvellement inespérés pour du matériel qui, une fois installé dans les phares, est normalement inusable. Sont ainsi fabriqués de nombreux phares pour le Service central des Phares et Balises français mais aussi pour des pays comme la Norvège ou la Finlande où ils sont adaptés au climat très froid. Pour compenser l'arrêt de certaines branches d'activités BBT se lance dans l'éclairage public et industriel avec une approche moderne, des gammes très larges de matériels standardisé et régulièrement renouvelées. C'est un des succès des années 1950-1970 qui sera bientôt suivi par l'optique civile incluant le grand public (jumelles et microscopes) en parallèle de l’industrie et de la recherche, puis par une gamme complète de matériels de balisage aérien pour les grands aéroports modernes. Le groupe BBT est à son apogée et il se relance dans l'armement avec succès (viseurs de chars, système d'appontage pour hélicoptères des corvettes OTAN, systèmes optiques pour les missiles puis pour les composantes de la force de dissuasion nucléaire au plateau d’Albion et pour les SNLE).
Mais au début des années 1960 la capacité d'auto financement a été mise à rude épreuve par l'échec de l'implantation au Canada pour les marchés d'Amérique du Nord puis par les pertes des activités de chaudronnerie lourde de l'entité de Blanc-Misseron dans le Nord prise dans une récession qui touche l'ensemble du secteur. Pourtant Blanc-Misseron était bien repartie après guerre avec ses activités classiques de tours de phares, de matériels de mines et pour les raffineries. La fin de la reconstruction arrivant, ses marchés se réduisent comme une "peau de chagrin" dans un contexte de concurrence mondialisée acharnée dans le matériel de mines. Blanc-Misseron n'arrive pas à reprendre pied sur ces marchés mondiaux malgré de lourds investissements consentis. L'usine est vendue en 1974.
Désormais appuyée notamment sur l'éclairage public et le balisage aérien, BBT poursuit sa course et investit de nouveaux secteurs si ce n'est de nouveaux clients et de nouvelles technologies. Ainsi est sorti un microscope opératoire motorisé qui n'a rien à envier aux réalisations des ténors du secteur, Allemands et Suisses. Il vient en complément des gammes de scialytiques. Pour compléter cette gamme destinée aux grands hôpitaux modernes, BBT rachète une société qui fabrique des tables d'opération mais le retournement de conjoncture des crises pétrolières des années 1970 lié à une intégration difficile de cette acquisition conduit à une vente de la Société Parisienne des Anciens Etablissements Barbier, Bénard et Turenne à CIT-Alcatel en 1981. Cette société qui n'était intéressé que par les activités d'opto-électronique démembre BBT en 1984. C'est la fin d'une aventure industrielle de plus de 120 ans centrée autour de systèmes optiques hérités d'Augustin Fresnel et mis pour la première fois en place au phare de Cordouan en 1823.
Pour conclure, ce livre présente la problématique des relations industrie-recherche illustrée par un rapport du MIT sur la recherche en Île de France et par le livre blanc sur l’optique de 2004.
Philippe Bénard, octobre 2018